« Vous voyez cette statue, observait une amie parisienne de la pianiste Zhu Xiao-Mei, lui désignant la Victoire de Samothrace. Quand vous entrez sur scène, je veux que vous soyez comme elle ! » La musicienne échappée de Chine et réchappée de la révolution culturelle n'a pas oublié cette visite au Louvre, à son arrivée en France. Des Variations Goldberg aux Préludes et Fugues du Clavier bien tempéré, elle a volé, dans Bach, de victoire en trophée (1). La voici aujourd'hui, toujours soulevée par la même force intérieure, triomphant dans un choix de sonates de Haydn - de la 38e, datant des années hongroises à Estheraza, et dédiée à son employeur Nicolas le Magnifique, aux dernières, les 60e et 62e, composées vingt ans plus tard lors du séjour à Londres, en 1794, et destinées à la pianofortiste virtuose Thérèse Jansen.
Comme les rythmes de Haydn se moquent des barres de mesure et les transgressent allègrement, son invention mélodique se libère du carcan de la forme sonate, les thèmes déjouent les développements obligés, détournent les figures convenues, miment des intrigues imaginaires fertiles en coups de théâtre facétieux, en réparties insolentes ou en confidences secrètement mélancoliques. Avec une tranquille espièglerie, Zhu Xiao-Mei retrouve ce plaisir enfantin de jouer la comédie entre amis, d'improviser sur des tréteaux de fortune une commedia dell'arte de poche. Du théâtre privé, du divertissement de bonne société, dont le siècle des Lumières se délecte, du Ferney de Voltaire au Petit-Trianon de Marie-Antoinette. Avec la pianiste Zhu Xiao-Mei, les sonates de Haydn remportent leur victoire de Samothrace. Mais pas une victoire de marbre blanche et froide : une victoire de jade et de jonc, toute de couleurs et de souplesse.